lundi 10 février 2014

Dans les yeux d'un Peshmerga...

Définition : Le mot Peshmerga kurde : pêş (devant, au devant) + merg (mort) + a (suffix. 3e personne), « qui est au devant de la mort » désigne un combattant kurde qui se battra jusqu'à la mort.

Mes amis Peshmergas sont des personnages qui sortent de l’ordinaire. Ces incroyables combattants ont réussi à résister aux soldats de Saddam Hussein qui tentaient d’éradiquer le peuple kurde de la surface de la terre dans les années 70 et 80.

Avec pratiquement pour seule arme leur courage et l’amour de leur terre et de leur peuple, ces jeunes hommes et femmes rejoignaient les flancs des montagnes kurdes pour organiser la résistance au régime baasiste. Un contre mille, ils savaient tous que seul un petit nombre d’entre eux survivraient. Mais ces guerriers redoutables étaient prêts et fiers de donner leur vie pour rendre la liberté aux leurs. Beaucoup d’entre eux ne sont effectivement jamais revenus. 

Mon ami Rizgar m’a partagé quelques épisodes de ce qu’il a vécu pendant ces années de guerre :

« Quand j’avais trois ou quatre ans, raconte Rizgar, mon père avait une boutique dans notre village. Comme il parlait arabe, les soldats irakiens ne manquaient pas de venir se ravitailler chez nous. Un jour, un officier accompagné par deux soldats sont entrés. Ils avaient l’air féroce et, pris par une grande frayeur, je me suis caché derrière une étagère. L’officier m’a regardé et m’a dit : « Pourquoi te caches-tu ? Dans quelques années, tu seras un grand Peshmerga et tu combattras contre nous ». J’ai repensé à lui et à ses mots le jour de ma première bataille… »

« La première fois que j’ai été blessé, c’était à Sulaymaniyah, en 1982. J’avais alors 16 ans et j’appartenais à un groupe organisé chargé de guider les Peshmergas qui venaient se ravitailler dans la ville. Ce jour là, les soldats de Saddam Hussein nous ont tendu un piège et une balle a transpercé ma jambe. Sur le moment j’ai eu mal et peur. Mais cet épisode n’a fait qu’intensifier mon désir fou de devenir un Peshmerga et de rallier les montagnes… »

« Un jour que nous avions rejoint un village pour passer la nuit, alors que nous étions en route pour aller combattre aux cotés d’un autre bataillon en difficulté, un villageois nous a donné un mouton. Trop contents d’avoir enfin un vrai repas, nous avons gaiement fait cuire le mouton à la broche. Nous avons mangé, chanté et même dansé. Nous avons beaucoup ri, et chacun faisait des paris sur ceux qui allaient mourir lors de la grande bataille du lendemain. A la fin de la soirée, un grand silence s’est installé. Nous nous sommes tous regardés, sans rien dire. Pas besoin de parler pour nous dire adieu. Au cas où… » 

« La nuit nous devions nous relayer pour monter la garde. Il faisait terriblement froid dans les montagnes, et nous ne pouvions pratiquement jamais faire de feu, pour ne pas être repérés. Il fallait entrer dans une sorte de vigilance extrême, écoutant sans cesse les bruits et scrutant l’opacité de la nuit. Souvent, mon regard se posait sur mes camarades endormis, serrés les uns contre les autres pour essayer de tromper le vent glacial qui se faufilait partout. J’étais là, je veillais sur eux. Je me sentais gardien de leur rêve, de leur vie. Je sentais qu’ils étaient mes frères. Ils pouvaient compter sur moi et dormir paisiblement... »

« Depuis quelques jours nous tenions une position dans la montagne, et j’ai cru voir un soldat ennemi qui rampait vers nous. Je voyais son casque bouger, très doucement. Avec une extrême prudence, je me suis approché pour voir ce qu’il faisait. A ma grande surprise, il s’agissait d’une tortue, dont la couleur de la carapace ressemblait à un casque ennemi. Nous avons beaucoup ri de la méprise, et pour nous amuser, nous l’avons retournée sur le dos pour voir combien de temps elle tiendrait. Comme il y avait de l’herbe, c’était drôle de la voir étirer le cou pour manger. » 

« Quelques jours après, il y eut une grande bataille. Un obus de mortier est tombé à côté de moi. Il y a eu un grand flash, j’ai senti une vive douleur à la tête et je me suis écroulé. Dans le lointain, j’ai entendu des voix affirmer que j’étais mort. J’ai vu ma vie défiler devant mes yeux, et puis plus rien. Tout s’est éteint… Quand je suis revenu à moi, j’étais totalement seul. Ma tête saignait abondamment. J’ai voulu me relever, mais tout mon coté gauche était paralysé. Voyant que personne ne venait, et puisque je ne pouvais pas marcher, j’ai commencé à ramper vers notre lieu de ralliement. En passant, j’ai vu la tortue que nous avions mise sur le dos quelques jours auparavant. Elle était toujours vivante et s’efforçait de tendre le cou pour essayer d’attraper les quelques brins d’herbe encore à sa portée. J’ai rampé jusqu’à elle et je l’ai remise à l’endroit. A quoi cela aurait-il servi qu’elle meure ? »

« Lorsque j’ai enfin réussi à joindre mon unité, mes camarades m’ont mis sous une tente qui servait d’infirmerie avec quatre autres blessés, dont mon ami Fazil qui avait reçu un éclat d’obus dans le bas du dos. Les soldats de Saddam continuaient de nous bombarder, et notre ami Taeb est venu nous dire que nous n’étions pas en sécurité sous cette tente, cible facile pour nos ennemis. Il s’est alors tourné vers Fazil pour l’aider à se lever et aller le mettre en sécurité un peu plus loin. Fazil, voyant que j’étais plus gravement atteint, lui a dit : « non, prends d’abord Rizgar, tu viendras me chercher après ». Taeb m’a donc pris sur son dos et déposé cinquante mètres plus loin, derrière un gros rocher. A peine m’avait-il posé à terre, qu’un obus est tombé sur la tente. Des quatre blessés, seul Fazil était encore vivant. Mais il était totalement éventré.» 

« Au petit matin, nos camarades nous ont mis, Fazil et moi, sur des chevaux pour traverser les montagnes et tenter de rejoindre un hôpital en Iran. Nos corps étaient sans cesse ballotés par le pas irrégulier de nos montures, qui essayaient tant bien que mal de gravir les pentes escarpées et cailloutées de nos montagnes. Fazil criait. Il souffrait terriblement. Il avait de la fièvre et délirait. Après six heures de voyage, nos camarades ont décidé de s’arrêter pour que l’on se repose un peu. Ils nous ont déposés à terre, l’un à coté de l’autre. Fazil ne criait plus. Il était étrangement calme. Il a regardé ma blessure ensanglantée, et puis il m’a souri et m’a dit : « Est-ce que tu vas mourir ? ». J’ai répondu que non, que je n’allais pas mourir. Il a soupiré et, regardant vers le ciel, il a ajouté : « moi non plus je ne vais pas mourir. ». Il s’est à nouveau tourné vers moi et m’a encore souri en disant : « Approche-toi que je t’embrasse. ». Je me suis approché, et il m’a serré dans ses bras. Il est mort quelques minutes après. Il est toujours enterré là-bas. » 

Rizgar (à gauche) avec d'autres amis Peshmergas en 1987.
Aujourd’hui, mes amis Peshmergas ont autour de la cinquantaine, et aiment toujours avec autant de force leur terre et leur peuple. Je sais qu’ils font encore beaucoup de cauchemars, et qu’ils n’oublieront jamais ce qu’ils ont vécu et ce qu’ils ont vu. Ils n’oublieront jamais leurs frères tombés au combat, ceux qui sont morts parce qu’ils partageaient le même rêve : rendre la liberté, la paix et la dignité au peuple kurde.

Non, ils n’oublieront pas. Et c’est justement parce qu’ils se souviennent que, tous ensemble, ils sont en train de travailler à reconstruire leurs villes et leur avenir.

Pourtant, Rizgar me dit, de l’émotion plein les yeux, que ces années de guerre ont été les plus belles de sa vie. Qu’il a connu les moments les plus profonds et les plus intenses de son existence. Que lui et ses frères d’arme étaient amoureux fou des montagnes, des rivières, du ciel, des arbres, des étoiles, des villages... Qu’il a connu les plus gros et les plus vrais éclats de rire qui soient. Qu’il a découvert ce qu’il y a de plus beau dans le cœur des hommes. Qu’il a vu le véritable sacrifice, celui qui n’attend rien en retour, mais qui se fait sans réfléchir dans une situation d’extrême danger. Qu’un plat de riz, après deux mois passés à ne manger que des racines, est le mets le plus délicieux qui puisse exister. Qu’être uni à d’autres Peshmergas par l’amour de la liberté fait que le mot « amitié » ou « fraternité » ne sont pas assez forts pour définir le lien qui existe entre eux…

Et moi je l’écoute, complètement hébétée... Ces hommes-là ont écrit une page de leur histoire avec leur cœur, leur sang et leur courage. Et je me prends à regretter de ne pas avoir été là-bas, dans leurs montagnes, avec eux.

Au fait, Rizgar, en kurde, ça veut dire Liberté…


26 commentaires:

  1. salut A Rizgar et a tous ce qui sont donne leur vie a la liberte du Kurdistan bravo a eux tous et LONG LIVE FOR PESHMARGA

    RépondreSupprimer
  2. Cet article m'a pris aux tripes. Sacrés hommes, ces pechmergas. De grands Hommes, dans toute leur splendeur. Respect!
    Val

    RépondreSupprimer
  3. quand j'étais petit le mot le plus beau et le plus touchant était le nom du peshmarga quelque sois leurs couleurs politique.dans notre imagination peshmarga était grand comme une montagne crie comme lion.quand j'ai vu un peshmarga pour la première fois j'ai dit mais c'est quoi ça? c'est pas peshmarga c'est un homme ,quand la nuit il faisait très froid on disait c'est la nuit de peshmarga ça veut dire juste le peshmarga a le courage affronter ce froid .

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci pour ce témoignage Kak Simko! J'adore ce que vous racontez... "C'est pas un peshmerga, c'est un homme!"... Ça nous a fait bien rire! ;-)

      Supprimer
  4. faudrait que tu arrêtes de nous mettre des grosses boules dans la gorge...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Fais glisser les boules dans le cœur, et elles se transformeront en énergie. Tu verras, c'est magique...

      Supprimer
  5. Récit très touchant, quel courage de ces hommes, félicitations à RIZGAR de ma part, et à toi flo, pour cet articl

    RépondreSupprimer
  6. Récit absolument poignant. A quand un livre?
    Vous maniez parfaitement l'outil littéraire, et vous savez voir dans le cœur des gens. C'est précieux.
    Jean

    RépondreSupprimer
  7. Hello Flo! Si je ne m'abuse, ça fait à peine un an que tu es au Kurdistan. A part ton business club, ton asso et ton école, quand trouves-tu le temps de tisser des liens tellement profonds avec des peshmergas, qu'ils te parlent à cœur ouvert?
    Tu m'étonneras toujours.
    Bises, Olivier

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ben quand le temps c'est pas de l'argent, il s'allonge bizarrement...
      Bises m'sieur Olivier!

      Supprimer
  8. Cet article ma mis les larmes aux yeux et n'a fait que de renforcer l'amour que j'ai pour mon peuple qui est le peuple kurde et pour nos peshmergah et nos martyr. A quand un Livre ???

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Heureuse que ce post vous touche... Un livre? Sans doute un jour...

      Supprimer
  9. Superbe article, très émouvant. Merci de nous partager tout cela dans votre magnifique blog.
    J.M.

    RépondreSupprimer
  10. Bravo et merci pour ce beau partage. Une question, que sont devenus ces peshmergas? Comment vivent-ils maintenant? On sent, dans votre récit, qu'ils ont de la nostalgie de cette époque. Comment se sont-ils réinsérés dans la société d'aujourd'hui?
    Michel Dubois

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Michel. Pour répondre à votre question, parfois, j'ai la sensation qu'ils se sentent comme l'Albatros de Baudelaire :
      "Le Peshmerga est semblable au prince des nuées
      Qui hante la tempête et se rit de l'archer;
      Exilé sur le sol au milieu des huées,
      Ses ailes de géant l'empêchent de marcher."

      Supprimer
  11. dada flo tu aime nous et nou te aime

    RépondreSupprimer
  12. Bonjour, j'ai vu votre annonce pour votre école. Je ne corresponds pas à ce que vous cherchez, mais je tenais à vous dire que je le regrette. Votre histoire est émouvante, votre blog magnifique, votre école épatante, et vous donnez envie de travailler avec vous. Bravo et bonne continuation.
    Jean-Philippe

    RépondreSupprimer
  13. Ils sont admirables. Peu de gens sont dotés d'un tel patriotisme et d'un tel courage. J'aimerais bien avoir des amis comme eux. Cela fait rappelle que la vie est courte et qu'il faut profiter tant qu'ils sont là et non pleurer le jour de leur funérailles.

    RépondreSupprimer
  14. Ils sont tellement courageux. Je pense que si tout le monde était comme eux, le monde se porterait mieux. Mais il serait parfait si tout le monde aimait sa terre et n'enviait pas celle des autres, ce qui provoque tant de guerres dans ce monde.

    RépondreSupprimer